J’ai toujours cru, non sans fierté, être une grande professionnelle du lâcher prise… Quitter un job et booker un billet d’avion quand la vie murmure à mes oreilles des envies d’ailleurs n’a jamais été un problème, guider soixante dix inconnus dans une pratique de Yoga improvisée, me lancer à corps perdu dans une nouvelle relation ou encore affronter la peur l’inconnu non plus. En revanche, lorsqu’il s’agit d’accueillir un changement difficile à encaisser, que mon chemin prend un tournant que je n’avais vraiment pas anticipé et que ce dernier ne me convient évidemment pas, en tout cas au premier abord, je lutte éperdument… Ce n’est pourtant pas faute d’avoir compris que la vie a cela de majestueux qu’elle se produit toujours là où ne l’attendait pas, que l’amour se cache partout sous les herbes séchées, mais il demeure tout de même un fossé immense entre admettre une chose, en faire profondément l’expérience et enfin lui reconnaître toutes ses vertus.
Quand on m’a diagnostiquée une hernie discale il y a un peu plus d’un an, la professeur de Yoga que j’étais a trouvé cela très ironique mais surtout profondément injuste. Je me suis demandée non sans peine en quel lieu le destin voulait m’emmener, me faisant tragiquement renoncer à ma plus grande passion – tout du moins à son aspect physique, les postures de Yoga – et en me causant chaque jour de terribles souffrances physiques. Après plusieurs mois d’agonie, j’ai d’une part commencé à reconnaître que, aussi étrange que cela puisse paraître, souffrir est parfois ce que l’âme souhaite le plus intensément pour faire l’expérience infiniment véritable de sa dimension, s’ouvrir à la créativité, changer de cap, découvrir de nouvelles perspectives… Embrasser, sublimer ma douleur fut donc la première marche vers l’acceptation du sort qui m’incombait, mais j’étais encore loin d’être arrivée au bout de mes peines – voir l’article Etre belle, et guérir, dans l’ombre de soi-même.
Quand je me suis ensuite retrouvée en France au mois de décembre dernier pour une simple infiltration destinée à soulager mes douleurs et que le chirurgien m’a dit : « Cela ne sera d’aucun effet, je pense qu’il serait plus juste de vous opérer… maintenant.», j’ai oscillé entre la sensation d’être prise au piège, mais aussi sur le point d’être enfin libérée du carcan dans lequel j’étais depuis déjà trop longtemps. Au lieu des deux semaines que j’avais prévues de passer en hexagone, je suis donc restée deux mois, laissant tout à coup ma vie à Bali entre parenthèse, ma meilleure amie, mes animaux, mon amoureux, mes projets professionnels, le surf…
L’opération impliquait bien évidemment un certain nombre de choses qui étaient totalement contraire à mon quotidien jusqu’à présent : plus aucune liberté de mouvements et repos total, cela va de soi, mais aussi interdiction de s’assoir pendant deux semaines, assistance pour toutes les tâches de la vie quotidienne et enfin rééducation dès la première semaine, consistant à marcher deux fois par jour trente minutes, sur terrain plat, lentement, en étant très attentif aux mouvements et au temps qui défile inlassablement. Je suis donc passée d’une routine insulaire et tropicale filant à toute l’allure à une vie presque figée, au ralenti, où les journées duraient une éternité, en contemplation totale de ma souffrance intérieure et extérieure mais aussi, et heureusement, des énergies de guérison qui m’entouraient. J’ai bien sûr dans un premier temps totalement subi ce retournement de situation, pour finalement entrevoir petit à petit tout ce qu’il avait de positif, même si ce mot était pour le moins sorti de mon vocabulaire à l’époque.
Je me suis souvenue d’un guérisseur rencontré l’année dernière à Ubud. Celui-ci m’avait dit que le « guide spirituel » que j’étais en train de devenir se devait à tout prix de réparer toute communication avec ses parents et plus particulièrement la mère, car il était impossible de montrer aux âmes égarées un chemin que l’on n’avait pas soi-même emprunté. Avant et après mon opération, j’ai bien sûr passé de nombreuses heures aux côtés de celle avec qui j’ai d’ordinaire peu d’échanges, partageant dans l’écoute et le respect l’histoire de nos vies respectives, malgré des points de vue parfois totalement opposés et un effet miroir très puissant. La quitter par la suite fut par conséquent réellement douloureux…
Passant mes journées entre mon lit et la nature, au cœur de laquelle je marchais de longues heures toute les semaines, je me suis également souvenue à quel point le lien à la terre est indispensable, de surcroit lorsqu’on vit justement déraciné de sa terre natale. J’ai passé de longs moments à « communiquer » avec les êtres dont je me sentais entourée en me promenant seule au milieu de la forêt, riant intérieurement de moi-même mais appréciant d’être enfin entendue par des oreilles qui me comprenaient, admirant l’énergie enchanteresse qui habite en permanence la nature, comme si elle était heureuse d’exister quoi qu’il advienne et cela en dépit du mal qu’on lui inflige…
Je me suis également surprise, malgré mon esprit insoumis et rebelle, à prendre du plaisir dans la discipline, marcher n’étant pas négociable pour le bon rétablissement de mon dos. J’ai toujours su que ce que l’on appelle « Tapas », qui fait référence à l’austérité dans les règles d’or du Yoga, me faisait cruellement défaut. Et comme beaucoup d’entre nous, j’ai toujours préféré travailler sur ce que j’avais déjà plutôt que sur ce qui me manquait. C’était par conséquent la voie vers laquelle il fallait que je me dirige pour guérir mon être sauvage et tourmenté.
Enfin, dépendant soudainement de la « terre entière » en raison, entre autres, de ma condition physique, je me suis retrouvée dans l’obligation d’accepter l’aide d’autrui… ce que je ne fais ordinairement JAMAIS, tant cela compte originellement pour moi de faire tout moi-même, d’être libre de mes faits et gestes, de maintenir contre toute attente mon éternelle indépendance. Mais dans cette situation, je n’ai évidemment pas eu le choix de laisser les autres faire les choses pour moi, pour qu’enfin la culpabilité laisse place à un immense sentiment de gratitude. J’ai alors pris conscience de la chose la plus importante qu’il soit : l’amour désintéressé qui m’entoure – et qui entoure tout un chacun si l’on daigne accepter d’être aidé et surtout aimé.
Pour cela, c’est si peu original mais tellement incontestable : il faut s’aimer soi-même. Et me retrouvant ainsi contrainte de m’enraciner, j’ai pu pardonner mes erreurs, passer énormément de temps seule – tout en reconnaissant que je ne le suis pas, prendre soin de moi, méditer, arrêter de procrastiner, être dans le présent, trouver du confort dans l’inconfort, et d’autres choses auxquelles je n’avais pas pensé, comme cesser de vouloir à tout prix impressionner mon entourage, dire « non », me rendre vulnérable, accepter mes cicatrices – comme celle que j’ai dans le dos aujourd’hui, et qui symbolise tout cela…
Repartir fut à la fois facile, car j’étais plus enracinée, et difficile, car j’étais plus enracinée aussi. De retour à Bali, j’ai retrouvé une autre famille : celle que je me suis choisie. Tous ne vont pas rester, car je sais d’où je reviens et cheminer vers la guérison et l’amour de soi a cela de tranchant que l’on n’attribue plus de « remises » ; de « discount », aux autres. Au contraire, on entreprend enfin de se juger à sa juste valeur et on fait le tri sagement, ouvrant les yeux sur les situations et les personnes toxiques qu’on pensait pouvoir sauver des ténèbres, pour que ne demeure au final plus qu’une énergie de vie et d’amour.
Merci à Margaux de m’avoir rappelée si innocemment à mon retour que je suis « du soleil et non de la pierre tombale » 🙂